Double article extrait de l'hebdomadaire "Les Affiches de Grenoble

et du Dauphiné" (8 et 15 septembre 2000)



Au service de L'Europe, le Dauphinois Abel Servien (1593-1659)

 

Première partie : Les années de formation

 

Il y a des jours où l’on se demande si notre cher Dauphiné n’est pas un peu à l’image du monstre biblique Léviathan qui, non content d’avaler ses enfants les plus talentueux, provoquait aussi toutes les éclipses en faisant disparaître l’astre de Chantecler.

Chercheriez-vous, aujourd’hui, dans un dictionnaire français usuel, le nom d’Abel Servien, ne serait-ce que modestement placé entre «service» et «serviette», que votre quête serait vaine. Alors que le succès l’aurait largement couronné si son objet avait été d’autres illustres diplomates européens qu’ils soient anglais comme Curzon, hongrois tel Szigligeti, ou prussien à l’image de l’inattendu Caprivi di Caprara di Montecucoli au patronyme si typiquement germanique.

«Mea infelix culpa !», puisque les historiens locaux sont également pour quelque chose dans ce trou de mémoire sélectif et collectif, car il est certes plus facile de tracer la biographie d’un quelconque quidam, inventeur d’une limonade purgative – l’un et l’autre forcément géniaux car dauphinois – que de se pencher sur l’extraordinaire destin de l’enfant de Biviers, en Grésivaudan, l’homme qui dirigea, négocia et rédigea les fameux traités de Westphalie (1644-1648), œuvre qui, aux dires du ministre Loménie de Brienne, étaient, tout simplement, «l’affaire la plus grande et la plus importante que ce siècle eût vu». 

Un devoir de mémoire

Aussi ne peut-on qu’applaudir à l’initiative d’Augustin Jacquemont, propriétaire du château Servien dit Serviantin à Biviers, lieu natal du grand homme, consistant à réparer ce scandaleux oubli en organisant, dans ces murs chargés d’histoire, avec la commune de Biviers et le concours dynamique et éclairé de l’historien de Meylan, Pascal Beyls, une exposition exceptionnelle sur la vie et l’œuvre d’Abel Servien.

Cette remarquable évocation sera présentée au public lors des prochaines journées européennes du patrimoine, les 16 et 17 septembre.

 

Associées à cette salutaire et originale œuvre de reconnaissance, voire de réhabilitation dans le cœur des Dauphinois «éclairés», Les Affiches ont largement contribué à la publication des cinquante pages d’une plaquette illustrée, due aux recherches et à la plume alerte d’A. Jacquemont qui a fait de la redécouverte de l’ombre de son prédécesseur, dans les recoins émouvants de ce site enchanté, un devoir moral de mémoire.

Et c’est en grande partie de ce document, «à conserver précieusement sur les rayons de votre bibliothèque», que nous allons extraire la substantifique moelle du propos de nos deux chroniques.

Il n’a qu’un œil, mais il est bon !

Né le 1er novembre 1593 au château Servien de Biviers, le jeune Abel, rejeton d’une vieille famille de bonne noblesse dauphinoise, entre dans la vie publique en 1616 comme procureur général au Parlement de Grenoble, pépinière de talents mais aussi forum où se brassent les idées et où s’expriment toutes les diversités intellectuelles de la province.

Participant en 1617 à l’assemblée des notables convoquée par le roi Louis XIII à Rouen, après l’échec des états généraux de 1614, Servien a tout pour se faire remarquer : le talent, les mérites, mais aussi la particularité physique d’être borgne de l’œil droit à la suite d’un accident «sportif». Cette infirmité, qui lui vaudra de méchants quolibets de ses ennemis, en particulier durant la Fronde, fera en sorte que, devenu illustre et donc flatté, notre homme sera systématiquement représenté de profil et généralement de gauche.

Maître de requêtes à l’Hôtel du Roi en 1624, il est, avec l’appui du cardinal de Richelieu, nommé intendant de Bordeaux en 1628, avec «plain pouvoir, puissance autorité, commission et mandement spécial».

  N’ayant pas fait, dès son arrivée, vérifier sa commission de nomination par le parlement local, et ayant jugé souverainement les marins rochelais qui, lors du célèbre siège, avaient naufragé les navires de Sa majesté, Serviensera condamné par les magistrats de Bordeaux. Mais le roi en personne, cassera l’arrêt du parlement, prenant la défense du «meilleur de ses serviteurs», humiliant le premier président Gourgues.

Ses années de formation vont se poursuivre en Italie, tout d’abord comme diplomate à la cour de Turin pour y régler le conflit qui oppose la France à l’Espagne et à la Savoie au sujet de la succession vacante du duché de Mantoue. Cette guerre se terminera par les traités de Cherasco de 1631, négociés par Servien pour le roi... mais avec la médiation d’un envoyé pontifical, un certain Giulio Mazarini, que le Dauphinois, qui le considère (déjà) «comme le plus digne et le plus adroit ministre dont Sa Sainteté pouvait se servir», introduira auprès de l’omnipotent cardinal de Richelieu.

le «vrai» testament de Richelieu

Après quelques tergiversations au cours desquelles Servienmontre toute sa fermeté, Richelieu pourra exprimer, dans le «Mercure François», ce jugement tout à la gloire de son principal négociateur : «Aynsi s’est dissipé ce grand orage qui sembloit menacer toute la terre et faisoit mine d’enlever à la France ses lis, à Mantoue ses forteresses, à l’Italie ses franchises, à la noblesse française sa gloire, à toute l’Europe sa liberté. Aynsi sont venus et sortis les Allemands et les Espagnols de l’Italie, avec plus de honte que de profit...».

«A toute l’Europe sa liberté». A contrario et dix-huit ans avant son parachèvement de Munster et des traités, la mission confiée par le grand cardinal à Servien est toute tracée.

Il ira jusqu’au bout.

(A suivre).


Georges Salamand



Au service de L'Europe, le Dauphinois Abel Servien (1593-1659)

 

Seconde partie : La gloire et le salut de la France

 

Le succès appelant les honneurs, voici l’enfant de Biviers promu, après Cherasco, au secrétariat d’Etat à la Guerre. Heureuse époque où les portefeuilles d’un ministère pouvaient se compter sur les doigts d’une seule main !

De plus, «honoré de toutes parts», le ministre Abel Servien est admis, le 13 mars 1634 à l’Académie française alors tout nouvellement créée et dont il est le premier élu. Heureuse époque où il n’était pas nécessaire d’être octogénaire pour siéger chez les Immortels !

Rien de bien nouveau sous le soleil, cependant, sur le terrain mouvant des intrigues, de la jalousie et des complots.

La réussite du Dauphinois donne des boutons à quelques grosses pointures du «parti dévot» et aussi, malheureusement, à quelques conseillers de Richelieu comme certains autres ministres ou comme le fameux capucin Joseph du Tremblay, dit «L’éminence grise», sorte de chef-barbouze de l’époque.

Servien prèfère prendre les devants et se donner à lui-même son congé.

Son exil, en Anjou, va durer sept ans et sera fertile en événements. Tout d’abord, son mariage avec une jeune veuve de vingt-six ans, Augustine Le Roux, qui lui apporte, dans sa corbeille, le titre de comte de La Roche des Aubiers, puis la fréquentation des poètes, comme Guez de Balzac, Ménage ou Chapelain, qui lui permettent de développer son goût inné pour la pratique des Belles-Lettres.

C’est en Anjou que Servien apprend la mort de Richelieu, puis celle du roi, et l’arrivée aux affaires de Mazarin.

Le grand ouvrage

La «prise de fonction» en France, à la tête du ministère et dans le cœur de la reine Anne d’Autriche, de l’ancien représentant du pape au traité de Chérasco concorde, en vérité, avec l’ouverture des négociations de Münster et d’Osnabrück en Westphalie, en vue de mettre fin au conflit qui dire depuis 1618.

 

  Il s’agit ni plus ni moins que de mener à bien le véritable premier congrès européen de la paix puisqu’il réunit des représentants de toutes les puissances du vieux continent à l’exception de l’Angleterre, de la Russie et de l’Empire ottoman. Inauguré le 10 avril 1644, le congrès de Münster, ville où se réunissent les représentants des puissances catholiques, sera marqué, du côté des plénipotentiaires français et au vu et au su de tous, par les incessantes querelles qui vont voir s’affronter les deux négociateurs du royaume, Servien et d’Avaux, que tout oppose.

Représentant du parti dévot et donc d’un rapprochement avec l’Espagne, d’Avauxn’a pas le souci de poursuivre la «real-politik» de Richelieu, laquelle, par une alliance objective et circonstancielle avec les princes protestants, vise à «briser l’enfermement» du royaume dans la tenaille des Habsbourg.

Au contraire, Servien, fidèle à cette ligne proche de celle de Mazarin et parfaitement tenu au courant par son neveu, Hugues de Lionne, secrétaire du cardinal, gardera, seul, les pleins pouvoirs pour poursuivre et terminer les négociations du traité qui ne sera, en définitive, ratifié que le 18 février 1649 alors que la France est déchirée depuis plusieurs mois par les horreurs de la Fronde.

En conclusion de l’œuvre du Dauphinois, la lettre du 6 novembre 1648 de la reine Anne à Abel Servien est tout à la gloire de ce dernier, mais aussi tout à l’honneur de la souveraine qui y fait passer, sans ambages, le souci de l’intérêt de son pays d’adoption et de son fils avant ceux de sa propre famille et de sa dynastie d’origine.

Surintendant général des finances

Ministre d’Etat au plus fort de la Fronde, Servien gardera au sein d’un triumvirat exécutif aux côtés de Le Tellier et de Lionne, le cap de sa fidélité à la reine et au cardinal, malgré une longue disgrâce collective (1651-52).

 

 

De retour au ministère, le Dauphinois est nommé, le 8 février 1653, «co-surintendant» général des finances, une charge qui est la seule chose qu’il puisse partager sur ordre avec Fouquet, son cadet de vingt-deux ans, à qui tout l’oppose.

Mazarin, avec humour, décide alors que Servien, honnête et probe, se chargera des dépenses et que Fouquet, ambitieux et moralement plus élastique, s’occupera des recettes exclusivement. Le caractère entier de l’enfant de Biviers ne s’accommode pas, semble-t-il, de cette nouvelle disgrâce. Aussi, à soixante-deux ans passés, décide-t-il de prendre quelques distances avec la vie politique et les affaires publiques.

 

Le seigneur de Meudon

Sénéchal d’Anjou, baron de Meudon, marquis de Sablé et de Boisdauphin, Servien se consacre maintenant à l’embellissement de son château de Meudon. Pour cela, il se défait de tous ses biens en Dauphiné, entre autres, des terres et seigneurie de Biviers.

La dernière grande joie du diplomate dauphinois sera, en 1658, de marier sa fille Marie-Antoinette, largement dotée de près de 600 000 livres, à l’arrière-petit-fils impécunieux de Sully, futur duc de Sully et pair de France.

Le rêve le plus fou du grand serviteur de la couronne, de bonne mais modeste noblesse dauphinoise, venait de se concrétiser.

Le 17 février 1659, Abel Servien, surintendant général des finances, meurt en son château de Meudon. Il laissait le souvenir d’un diplomate talentueux et rigoureux, d’un serviteur de l’Etat intègre : «l’un des plus intrépides défenseurs des intérêts du roi et de ceux de la France».

«Celuy dont le tombeau tient enfermé le corps

A possédé, dit-on grands biens et grands trésors.

Mais il est vrai, pourtant, et c’est la voix commune

Que son esprit était plus grand que sa fortune».

 

 

Georges Salamand